Carole Dagher

 

 

 


Jean d'Ormesson :

« Je suis toujours en étonnement devant le monde »

15h au soleil, la nature s'assoupit un peu. Le long de la palissade, les arbustes ombragent l'allée étroite devant la maison. Le salon décline ses couleurs chaudes dans l'ambiance feutrée des livres, des tableaux et du bureau éclairé par deux pieds de lampe. Jean d'Ormesson s'avance avec vivacité. Élégance du contact social. Un visage avenant, le sourire habillant ses traits comme une seconde nature, des yeux bleus pétillant d'intelligence qui posent sur le monde un regard bienveillant, heureux de vivre, un esprit curieux de tout, à l'écoute de son temps.

 

Dans son dernier ouvrage au titre inspiré d'Aragon, C'est une chose étrange à la fin que le monde (Robert Laffont), il explique le monde par la science, après avoir longtemps cherché à l'expliquer par les lettres. Il invoque Einstein, Newton, Planck, au même titre que Platon, saint Augustin ou Kant pour répondre aux questions éternelles: «D'où venons-nous? Qu'y a-t-il après la mort? Dieu existe-t-il?». L'académicien et philosophe averti parle de ses «découvertes» scientifiques avec l'enthousiasme d'un jeune converti.
«Pour ce dernier livre, j'ai un peu travaillé, avoue modestement Jean d'Ormesson. Je connaissais Platon et Aristote, comme tout le monde, Copernic et Newton. Je ne savais presque rien sur Darwin, ni sur Einstein et la théorie quantique. C'est magnifique!»


Quelle bénédiction d'avoir encore, au soir de sa vie, la capacité de s'émerveiller ainsi! À cette réflexion, il sourit: «La science m'enthousiasme. Non seulement saint Augustin, non seulement Bossuet, mais mon arrière-grand-mère pensait que le monde avait 4000 ans. La science nous a tout appris sur notre passé, rien sur l'avenir. Le passé, nous le connaissons, l'avenir est caché. Où est-il? Nulle part. Et pourtant il arrive.»
Et le destin, y croit-il? «Je crois surtout à l'effort des hommes. Peut-être à la Providence, mais en tout cas au travail des hommes. Le travail des hommes est quelque chose d'effrayant, ainsi que leurs souffrances et leurs malheurs, mais en même temps, les progrès accomplis sont inouïs. Jusqu'au siècle dernier, deux femmes sur quatre mouraient en couches. La durée de vie d'une femme était de 30 ans. C'était alors facile d'être fidèle. Aujourd'hui, nous vivons 90 ans, les femmes ne meurent plus, comment voulez-vous qu'elles soient fidèles?»
L'humour pour ponctuer la pensée. Ce talent unique de noyer les détresses humaines dans le sourire. Si Jean d'Ormesson admire ce que le progrès scientifique a pu apporter au genre humain, il n'en est pas moins conscient de ses périls, en matière notamment de nucléaire, de biologie moléculaire, de clonage.
N'y a-t-il pas un risque de déshumanisation du monde? «Le danger de la science, ce ne sont pas ses échecs, mais ses succès, commente-t-il. Le nucléaire ne disparaîtra pas, et on finira par cloner des hommes, parce que tout ce que la science peut faire, elle le fera. C'est terrifiant. Le relais de Dieu a été pris par les hommes. Ils croient qu'ils feront mieux que Dieu, ils se trompent.»

Dieu, le bonheur, l'immortalité
Dieu précisément, parlons-en. Il fait partie des thèmes de prédilection de Jean d'Ormesson, Il habite sa réflexion, qu'il parle du temps, du bonheur de vivre, de la mort. Car «l'homme a besoin de sens et d'espérance», dit-il. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce grand monsieur des lettres françaises, qui se définit comme «un catholique agnostique». Une spécialité bien française. Jean d'Ormesson recherche Dieu comme on lance un appel chaque fois différent et toujours le même. «La seule chose à laquelle je croirais volontiers, c'est Dieu, mais je ne sais pas s'Il existe, souligne-t-il. Au fond, j'ai toujours écrit sur lui: l'un de mes premiers livres s'appelle Au plaisir de Dieu. Il y a eu aussi Dieu, sa vie, son œuvre, La Création du Monde, Presque rien sur presque tout, Le Rapport Gabriel...Jusqu'à ce livre, qui naît d'un sentiment que j'ai toujours éprouvé: l'étonnement devant le monde, devant la Création, étonné d'être là.»
C'est une aubaine de continuer à s'étonner devant le monde... «Oui, je ne suis pas blasé, répond d'Ormesson. C'est probablement un reste d'enfance, doublé d'un sentiment pas du tout à la mode: l'admiration. Aujourd'hui, surtout à Paris, il faut toujours ricaner, la règle c'est la dérision. Je sais très bien jouer à ce jeu-là, mais je le double d'une sorte d'admiration pour les livres, les écrivains, l'art, la vie en général. Tout le monde est désespéré, on peut comprendre pourquoi : deux guerres mondiales, le nucléaire, le sida, le chômage, 100 millions de morts dans le siècle dernier par violence, tout cela n'incite pas à une franche gaieté. Je suis probablement le seul, peut-être avec Sollers, qui défend une certaine idée du plaisir, à dire que cette vie est sans doute sinistre, mais qu'elle est aussi très belle.»
Dans un Occident qui admet de moins en moins l'idée de la mort et même de la vieillesse, et qui a oublié qu'il existe un art de vieillir comme celui d'être grand-père, «à la Victor Hugo», Jean d'Ormesson démontre à quel point bonheur et sérénité peuvent être le lot de ceux qui accueillent le temps qui passe avec humour, philosophie et un regard toujours neuf sur la vie.
Le temps qui passe. C'est l'un des thèmes majeurs de l'écriture de cet auteur. «J'ai toujours pensé que la littérature et la philosophie n'étaient rien d'autre qu'une méditation sur le temps. Ainsi en est-il de Platon, de Spinoza, de Heidegger avec son livre majeur Être et temps, de Marcel Proust À la recherche du temps perdu, de Marguerite Yourcenar, de saint Augustin. Et qu'est-ce que l'éternité? Je dirais que c'est plutôt l'absence de temps. Nous la connaîtrons tous quand nous serons morts. Le tout est de savoir quel est le statut de cette éternité: est-ce une éternité du néant ou une éternité qui a un sens.»
Je n'ai pas la chance d'avoir la foi, mais j'ai l'espérance, et j'espère tellement fort que c'est peut-être une forme de foi.»

On dit aujourd'hui: «Faire du d'Ormesson». En quoi cela consiste-t-il?
(Rires) «En un mélange un peu homéopathique entre l'espérance, l'ironie, l'enthousiasme, le doute et beaucoup de gaieté.»
Une belle recette de vie et d'écriture.



Extrait de l'article paru dans L'Orient Le Jour